Sociétalisation des problèmes sociaux et objectivation des sociétés concrètes : le cas de l'éconationalisme au Québec


Charles Berthelet, École des hautes études en sciences sociales / Université du Québec à Montréal

Dans son moment initial, l’élaboration d’un concept sociologique de sphère civile par Jeffrey Alexander (2006) poursuivait deux objectifs davantage complémentaires que concurrents : pour le sociologue étatsunien, il s’agissait d’une part de contribuer à l’étude des sociétés démocratiques (précisément en tant que démocratiques) dans la perspective privilégiée de la sociologie, notamment culturelle ; d’autre part, il lui importait de produire un concept résolument sociologique à partir des impulsions premières fournies par la thématisation philosophique de la société civile, considérée comme particulièrement porteuse en vue de l’accomplissement du premier objectif (Alexander, 1997). De cette double entreprise théorique est ressorti un concept de sphère civile à la fois marqué par une forte idéalité qu’Alexander situe aux fondements même de la démocratie par la mise en pratique des valeurs tant de civilité et de solidarité que d’égalité et de réciprocité qui la sous-tendent et la soutiennent, de même que par une profonde concrétude dû aux nécessaires activation, actualisation et incarnation de ces dernières au sein d’institutions sociétales particulières. S’il le mentionne de façon allusive ou y souscrit plus ou moins implicitement dans la foulée de ses propres analyses, Alexander ne fait toutefois pas grand cas de l’ancrage ou de l’enracinement de ces institutions au sein de cultures spécifiques (elles aussi à la fois sociétales et particulières), ni de l’arrimage éventuel entre les élans communicatifs de sphères civiles concrètes ou situées et les visées expressives et distinctives de telles cultures. Afin de contribuer à combler une telle lacune, cette communication reprendra la notion de « sociétalisation des problèmes sociaux » élaborée par Alexander (2019) dans le cadre plus général de sa sociologie culturelle et de la théorie de la sphère civile, en montrant qu’un tel processus ne consiste pas seulement en la constitution ou en une diffusion d’une problématique sociale ou institutionnelle à l’échelle sociétale de même qu’à sa reprise ou sa relance par des acteurs de la sphère civile au sein de ses institutions régulatrices, mais également en la constitution et en la consolidation d’une société (en tant que telle) et de ses frontières symboliques. C’est notamment ce que permet d’avancer le cas de l’éconationalisme québécois. En effet, depuis les années 2000 semble s’être formé au Québec une conscience écologique revêtue en tant que marqueur de différenciation identitaire dans le contexte de l’expression d’un nationalisme minoritaire en Amérique du Nord – qu’il s’agisse d’ainsi faire rayonner la personnalité distincte du Québec dans le cadre de la promotion de sa quête d’autonomie dans l’ensemble fédératif canadien ou de mousser certaines velléités d’indépendance. Il s’agira alors de montrer comment cet éconationalisme s’avère le résultat cumulatif de processus de sociétalisation de « problèmes environnementaux » (à commencer par les campagnes populaires contre la construction d’oléoducs sur le territoire québécois) dont les élans civils ont prêté certaines significations à des objectivations sur le plan identitaire, significations qui ont alors imprégné la conception même que certains acteurs civils, sociaux et politiques se font de la société québécoise, d’une manière qui leur permet dès lors d’envisager ou dimaginer des pistes d’« avenirs communs ».

This paper will be presented at the following session: